Éloge de la Tempérance

Rien – du mot et de la chose – ne semblera plus désuet que la tempérance.
Une vertu – morale – cardinale – catholique !
Une préoccupation de ligue anti-alcoolique, généralement figurée sous les traits un peu fades d'une pimbêche qui manie, avec une assurance élégante, ainsi au tombeau d'Henri II, une aiguière versant de l'eau.
À cet autre tombeau glorieux des derniers ducs de Bretagne, à Nantes, la Tempérance cependant est une femme solide qui tient fermement d'une main les brides d'un mors et soutient de l'autre une horloge. La sobriété bourgeoise devient là une exigence autrement plus essentielle : celle de toute retenue et de toute mesure.
Une manière bien négligée du temps.


La démesure ridicule des remords en tous genre – des bâfreurs d'huîtres ou de boudin au mètre, aux dimensions de la tour de Dubaï, petits jeux de comparaison de quéquettes dans les cours de récrée – serait sans grande importance si l'on n'en tenait un répertoire annuel de référence, à ce point suivi et diffusé que tout le monde – individus, entreprises, collectivités – ambitionne sans honte d'y figurer, à quelque titre que ce soit. Si encore ce n'était qu'une aubaine éditoriale, mais le genre en devient une institution mondiale dans les jeux olympiques et dans tous les sports, où il est moins question d'une saine émulation que d'une démesure de la compétition et de ses enjeux – avec à la clef, à l'étonnement des naïfs, le dopage, les tricheries, les purs intérêts d'argent et le chauvinisme, les sectarismes, les nationalismes. Tout un pervertissement des rapports sociaux ou des plaisirs de l'activité, simplement par la démesure des choses. Même les universités acceptent maintenant d'être classées, primées comme au salon de l'agriculture, mesurées quasiment au poids, au nombre – d'étudiants, de thèses, de prix, de citations –, suivant le palmarès de Shanghai, comme si, évidemment le vrai ou le juste, mais même l'efficacité intellectuelle se mesuraient ainsi, résultats nets, performances, chiffres d'affaires sans doute. Comme on le disait autrefois : tout cela manque de bon sens. Non, ainsi qu'on le croirait maintenant, dans la surenchère contemporaine de la signification, mais dans l'absence de direction, de ligne droite, de conduite, comme on le dit d'une voiture : ça va nulle part et n'importe où, suivant caprices et lubies. Quand modestement, le petit instrument de l'horloge toise et domine, lui, l'irrésistible flot du temps.
Démesure encore que les salaires faramineux de quelques sportifs, acteurs, chanteur, traideur, suivant l'équation élémentaire que ça rapporte à qui rapporte. Ce n'est plus tant ici qu'on manque de conduite : c'est qu'on conduit à vue sans autre projet, strictement, que de gagner. Pas d'autres enjeux que d'immédiatement « réaliser », comme on le dit en effet d'un bénéfice, hors d'une pondération, d'une vue d'ensemble des intérêts engagés : il suffit bien que celui-ci se touche. Voici le degré le plus bête, le plus primitif de ce qu'on a le culot d'entendre par économie. Toute la spéculation est ainsi sans mesure, où rien n'est un bien qui ne puisse être le prix d'un gain supérieur, dans une chaîne sans fin et sans direction, où il ne s'agit que de gagner là. Nombre de raisonnements dits « économiques », qui ne regardent pourtant en rien une « gestion des intérêts de la maison », sont de cette espèce, et pas seulement pour des boursicoteurs. D'aucun défendent que les administrations françaises, comptables devant les citoyens de l'emploi des impôts, doivent acheter étranger si la chose est plus avantageuse. L'incontestable gain immédiat ne saurait pourtant dissimuler ce qu'on manque : l'emploi, la prospérité de telle région, de tel secteur de production, la paix sociale et même un véritable « retour sur l'investissement » qu'engrange automatiquement l’État par les taxes, les impôts et tous les prélèvements sur toutes les activités. Toutes ces ratiocinades ne sont qu'intéressements, prises ponctuelles d'intérêt, quand l'économie devrait être la constante mesure des divers intérêts en jeu, de ce qu'il faut savoir perdre autant de ce qu'il est bon de gagner. L'économie n'est pas spéculation indéfinie en sorte de toujours gagner plus, mais l'abstraction de cette positivité des valeurs afin d'instaurer un système relatif et toujours complet de toutes satisfactions. La tempérance n'est que la « mise ne vertu » de cette mise en raison organisant relativement ces satisfactions autant en perte qu'en profits divers, par la mesure retenant l'entraînement indéfini et désorientés des gains.



Le cheval n'est plus de notre monde ! Le mors encore moins : la retenue, comme mode de conduite optimale de l'animal, semblera du pusillanime ou du médiocre. La conduite pourtant, qui est morale, n'a pas à être contensive, comme on s'imagine toute moralité coercitive, parce qu'on la voit mue par les religions ou les classes. Ce n'est qu'un mode de bien aller, à la bonne allure, agréable et sans encombre.
D'actualité on se plaint, paraît-il, d'une recrudescence de l'ivresse chez les jeunes. Pourquoi se plaindre de ce qui est un plaisir réel, sans doute délicat d'emploi puisqu'on en perd conscience, c'est-à-dire une grande part de la jouissance, aussitôt que trop on l'atteint. Les vrais jouisseurs, non les pochetrons évidemment, se connaissent et dosent donc leur glissade, hors de leur maintien, dans les actions regrettables et les maux trop sensibles qui ne vont qu'aux brutes. Passe que les jeunes soient maladroits. Il est bien désolant qu'ils commencent par être déjà des brutes, sans la délicieuse retenue qui les faisait rougir et surtout dans l'inconscience, la déprise de soi, hors de tout plaisir humain. La tempérance n'est pas de boire de l'eau, mais de savoir boire le vin ! Hors des us bourgeois et convenables qui ne sont que les nôtres et qu'on généralise au monde et à l'histoire, il est de vertueuses ivresses, religieuses ou inspirées, comme il en est des « débauches », amoureuses ou sacrées, qui ne sauraient être répréhensible par les plaisirs-mêmes, sauf dans des universaux fallacieux du bien, mais par leurs emportements, les débordements de l'intempérance.
De nos jours encore, sous prétexte de contestation de tant de contentions sociales assurément sottes et indues, on ne se retient plus de tous les fricotages. Mais le scandale estival de ce grand économiste et politicien français n'étant pas tant, comme le monde semblait s'en plaindre, dans cette improbable violence ni dans telle gâterie dépravée que tant partagent avec bonheur. Moins encore dans le fait qu' « on ne saurait pas ce qui s'est passé dans cette chambre d'hôtel », comme si cela faisait mystère et que la situation était, comme des voyeurs, de le savoir. Si faut irrémissible il y avait envers l'esprit, c'était celle d'une absence de maîtrise de soi. Surtout pour qui prétend à l'autorité, où la loi est celle d'Auguste : « je suis maître de moi comme de l'univers » – même dans les turpitudes doit-on ajouter ! – Seule façon légitime d'être maître des autres. Et la vertu, ici, n'est pas que cornélienne.
Mais la bride sur le cou n'est pas qu'à l'avantage des vices, des drogues et du sexe. Tant de charités ne se retiennent pas mieux dans leurs exhibitions et leur tapage où, pour raison d'efficacité, la main droite ne pourrait ignorer ce que fait la gauche ! La justice même, cette autre vertu morale et cardinale pourtant, nostalgique encore du talion comme si l'on n'avait jamais été éduqué, cultivé, la justice persiste à n'être souvent qu'une revendication à faire payer, jusqu'à sa forme la plus simple, la plus réifiante de l'intérêt, le dédommagement. Comme si les manquements de la direction de soi se réglaient aussi aisément dans le contentement de l'autre. La justice n'est plus qu'une sorte de vertu sociale d'équité – d'où la balance de sa représentation personnifiée – appréciant le préjudice, quand son enjeu devait être moral en jugeant le dévissement du vouloir. Car c'est le jugement d'un jugement égaré dont il s'agit. Les affaires du droit rejoignent alors celles de l'argent dans une réalisation immédiate des satisfactions. Mais l'art, dont le principe même est aussi par essence dans le jugement, l'art contemporain donne bien souvent l'impression de perdre toute maîtrise de ce qui lui plaît et dont il se contente de jouir.


Tant de démesure et si peu de retenue : la notion même de morale est bien faussée.
Faussée déjà dans l'idée dérisoire qu'elle trouve son fondement dans le religieux, qu'elle procède en quelque sorte de la peur du courroux des dieux quand l'homme en détient le principe. Faussée dans l'idée de contenus incontournables, qui font les règles « fais-pas-ci, fais-pas-ça », comme un catalogue positif du bien et du mal, une liste des casuistiques simplettes, un répertoire jésuitique des péchés, un codage des transgressions et des peines, un juridisme des garanties, quand rien en soi, par nature, n'est immoral – que son traitement.


Hiératique, dans le silence du marbre lisse, dans l'accotement de la tombe du Duc, en compagnie de la Justice suffisante, de la Force trop assurée, de la Prudence ambiguë aux deux visages, la Tempérance, avec son petit matériel, fait anecdote oubliée : elle est pourtant intelligence du plaisir, raison vertueuse de toute satisfaction, jouissance même de l'abstinence, garante des décisions, nécessité de tout jugement, équilibre de toute économie : quelles louanges litaniques d'une divine vertu !
Quelle méconnaissance et quelle absence du temps...

Pierre-Yves Balut, Éloge de la Tempérance.
texte publié dans le numéro 30 de Bil Bo K

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